PART II / Celles qui publient les femmes
Ces éditrices engagées pensent et dirigent des maisons d’édition qui souhaitent mettre en avant des femmes qui écrivent le monde. Publier des livres, c’est diffuser des idées et participer à amener le changement. Leurs lignes éditoriales servent leur souhait commun : faire de la place au talent des femmes et les faire se sentir, enfin, dans leur bon droit sans limitation de genre ni de registre. Discussion avec ces femmes et convaincues au discours puissant.
Légitimer les autrices engagées
Nos éditrices engagées sont toutes parties du même constat de départ : on nous donne plus à lire des auteurs que des autrices ! En cause, le système patriarcal, présent dans l’édition comme ailleurs, qui verrouille tout dès le départ et conduit les femmes à penser qu’elles ne sont pas légitimes à écrire, ou, en tous cas, pas sur tous les registres. En s’engageant à ne publier que des femmes ou des discours féministes, ces éditrices souhaitent faire avancer les choses en se plaçant du côté de l’action.
Flora Boffy-Prache, fondatrice, avec sa sœur Zoé Monti-Makouvia, de la maison d’édition Les Prouesses, raconte que c’est au fil d’une de leurs discussions qu’elles se sont aperçues de l’inégalité homme-femme dans le monde des livres. « Nous avons toutes les deux suivi des études littéraires, quand on parle des grands classiques de nos bibliothèques, on réalise qu’ils ont presque tous été écrits par des hommes occidentaux ! »
Juliette Ponce, qui a créé les Éditions Dalva, ne dit pas autre chose : « A part Madame Clèves et peut-être Duras, au lycée, je n’ai pas lu de femmes durant ma scolarité ! Dès le départ, il y a une vraie intériorisation pour les femmes de ce qui est légitime ou ce qui ne l’est pas. » Elle poursuit : « Quand les autrices sont publiées, on les cantonne à des cases, comme par exemple, les témoignages contre les violences faites aux femmes. Chez Dalva, alors que nous avons décidé de ne pas publier cela, presque 80% des manuscrits que nous recevons traite ce sujet. C’est nécessaire de laisser une grande place à ce discours mais côté littérature, les femmes sont beaucoup moins visibles. »
Marie Hermann, créatrice des Éditions Hors d’Atteinte, souhaite, par le biais des livres, accompagner les mutations actuelles : « Il y a eu, même avant l’ère Me Too, une montée du féminisme, une réflexion sur le patriarcat mais qui va aussi avec d’autres profonds changements politiques, sociaux et sociétaux. Si on va au bout du concept, être féministe, c’est une façon de regarder les choses, ça englobe beaucoup de sujets, c’est s’opposer au capitalisme, c’est un rapport au vivant respectueux, c’est être anti-raciste, ça oblige à tout repenser, ça sort de la violence. » Marie concède également que les femmes souffrent de ne pas se sentir pertinentes dans le monde littéraire : « Les femmes ont encore du mal à se sentir légitimes, à prendre cette place publiquement. Même Annie Ernaux l’a dit dans son discours magnifique pour le Nobel, ce prix, est, d’ailleurs une belle victoire collective pour les femmes. »
Pour Anne Wehr fondatrice de La Vie Selon Elles, s’engager à travers sa maison d’édition était une évidence : « La place des femmes dans la société, c’est mon sujet de prédilection. Créer du contenu, c’est être dans l’action. On a une voix, c’est la liberté d’expression. Écrire, ça fait exister les choses. Je participe modestement à cette réflexion. »
Proposer une vision différente; le souhait de nos éditrices engagées
Chaque maison a érigé sa propre ligne éditoriale mais derrière les explications, on entend une volonté commune, celle de mettre en lumière toutes celles qu’on ne voit pas et poser un autre regard sur le monde.
Chez Les Prouesses, on souhaite : « Éditer des voix de femmes du monde entier, révéler un patrimoine international, faire connaître des femmes qui ont écrit l’histoire de leur pays, qui ont fait avancer des causes fortes. On édite des livres d’autrices africaines, mais aussi d’autres coins du monde, des ouvrages introuvables en France. »
De son côté, Juliette Ponce affirme, « Nous souhaitons entendre ce que les femmes ont à dire sur les sujets sur lesquels on ne les attend pas, on veut aller sur des terrains sur lesquels les autres ne vont pas. On pense qu’il n’y a pas d’écriture féminine, il y a une littérature universelle. On ne dit pas que les hommes écrivent mal, on dit qu’il faut donner à voir un autre type d’écriture, surtout quand on sait qu’il y a plus de lectrices que de lecteurs. Nous on veut rééquilibrer, mettre en avant les femmes sans être dans le revendicatif. On fait de la discrimination positive. »
Le souhait d’Anne Wehr est de « Continuer des projets 100% féminins avec des gens qui sont dans le même état d’esprit que moi. Rester ouverte à toutes les collaborations. Le mot d’ordre, c’est la sororité. Je crois beaucoup aussi à l’aspect collaboratif ».
Chez Hors d’atteinte, on vise de « Créer un espace pour les personnes minorisées, multiplier les points de vue, les regards. Toutes les vies veulent être représentées ! Cela permet d’offrir de nouvelles grilles d’analyse pour comprendre notre monde actuel ».
Concrètement, nos éditrices indépendantes et engagées s’attachent à dénicher des plumes étonnantes, à faire émerger des talents ou à en réhabiliter et en faire connaître d’autres. Leurs catalogues se démarquent et nous offrent une diversité bienvenue.
Aux éditions Dalva, on cite pêle-mêle : « Un western espagnol, un ouvrage sur le nucléaire, un nature writing, une histoire littéraire des phares du monde, un essai sur le patriarcat des objets… On cherche des voix singulières, c’est libérateur. On ne se donne pas de limite, notre liberté éditoriale nous permet d’aller où on veut. »
Flora Boffy-Prache évoque le premier roman publié par Les Prouesses, une réflexion sur la condition féminine : « Un champ écarlate est le second roman de Mariam Bâ, une sénégalaise, née en 1929 qui a été l’une des premières à porter la cause des femmes au gouvernement. Cela raconte une union mixte entre une française, fille d’ambassadeur, issue d’une famille catholique et un sénégalais modeste mais brillant à l’école, ils se rencontrent à l’université. Il est question des difficultés de leur histoire dû au contexte historique et culturel mais aussi de la perception des femmes et des préjugés qui entourent ce que doit être la position de la femme, d’un côté comme de l’autre. »
Anne Wher a édité des contes contemporains pour adultes, écrits par elle-même : « Ma démarche première, c’était de revisiter les contes classiques pour enfants car je n’en gardais pas un bon souvenir ! Je voulais sortir du cliché prince-princesse, dépoussiérer, et déconstruire les préjugés sur la condition féminine, envoyer valser le patriarcat. J’avais commencé par les illustrer moi-même mais finalement j’ai choisi de travailler avec des illustratrices, les autres ont aussi des choses à dire ! »
Aux éditions Hors d’atteinte, on a choisi de proposer deux collections : « L’une est axée littérature, l’autre concerne les sciences humaines, les faits et les idées. La fiction et la non fiction donnent des outils de compréhension différents, elles se complètent et permettent d’élargir les horizons. »
Nos éditrices engagées le savent pertinemment : les livres ont du pouvoir, ils nous permettent de déconstruire les stéréotypes, d’ouvrir de nouvelles portes, de nous réveiller et de nous gorger d’espoir. En matière de lutte contre le sexisme, ce n’est rien de dire à quel point les livres sont précieux et contribuent à changer le monde.