PART II / Celles qui transforment l’espace
Depuis leur entrée dans le monde de l’architecture et du design d’intérieur, les femmes ont su s’y faire une place pour gagner en reconnaissance et légitimité. Dans ce milieu en pleine mutation, elles apportent aujourd’hui un regard singulier, notamment sur le thème de l’écologie. C’est en tout cas vrai pour Anne Chaperon, Audrey Cuvillier et Gabrielle Joinau, trois architectes que Minisauts a rencontré pour vous.
Trouver sa légitimité dans le monde masculin de l’architecture
Depuis leur arrivée dans le milieu à la fin du 19e siècle, les femmes n’ont cessé de s’affirmer dans le monde de l’architecture. Elles représentent aujourd’hui plus de la moitié des étudiants en écoles d’architectes. Pour autant, être femme architecte c’est bien souvent traiter avec des interlocuteurs hommes uniquement, en particulier les chantiers.
Pour Anne Chaperon, architecte à la tête de sa propre agence parisienne, il est plus difficile d’évoluer dans ce milieu lorsque l’on est une femme. « Quand on arrive sur un chantier, en général on arrive dans une assemblée d’hommes » explique-t-elle. « Il y a très peu de femmes sur les chantiers et d’entrée de jeu, il peut y avoir une solidarité masculine et une défiance du groupe d’hommes face à la femme. On est donc souvent testés et il faut apprendre à faire son trou », dit celle qui aujourd’hui aime effectuer des suivis de chantiers.
Une ressenti que partage Gabrielle Joinau, co-fondatrice du cabinet d’architectes Audrey et Gabrielle : « La légitimité est toujours difficile à trouver, en particulier parce que nous sommes des femmes et en plus plutôt jeunes. Côté clients, il y a parfois des comportements très bizarres ; ils nous testent ». Elle cite l’exemple d’un client lui demandant ce qu’il se passerait s’il ne payait pas, uniquement pour jauger de la fermeté de la réponse de Gabrielle.
Pour autant, Audrey et Gabrielle entretiennent de vraies relations de confiance et de longue durée avec leurs clients, mais elles s’en sont pour cela donné les moyens. « On a fait le choix contractuel de ne travailler qu’avec des entreprises qu’on connait. Sinon ça peut vite devenir invivable, en particulier sur les chantiers. »
Un milieu de plus en plus ouvert aux femmes
Fort heureusement, même si le monde de l’architecture reste dominé par les hommes, celui-ci évolue. C’est en tout cas le sentiment d’Audrey Cuvillier. Cette jeune architecte d’intérieur et photographe a fait ses débuts juste avant la crise du Covid, en faisant de la sous-traitance pour d’autres architectes, avant de se lancer sur son premier projet de rénovation en 2021.
Elle raconte ses débuts dans le milieu : « Ma première cliente était assez âgée, elle-même avait une vision assez « ancienne » du métier. Elle était très positionnée sur le suivi de chantier, en particulier parce que c’était une femme très belle, et donc à son époque, c’était compliqué pour elle de se faire entendre sur les chantiers. Elle a gardé cette façon de parler aux artisans pour pouvoir se faire entendre, qui m’a peut-être donné une certaine vision des chantiers. Mais lors de mon premier projet, je ne l’ai pas du tout ressenti comme elle. Il y avait une ambiance assez bienveillante, sans vouloir absolument me casser. Au final mon chantier s’est super bien passé. Je trouve que les artisans, eux aussi, ont changé de mentalité. »
Les femmes ont-elles une approche différente en architecture ?
Dans le milieu architecture, les femmes semblent se démarquer par une démarche qui se veut à l’écoute du client et dans le respect des enjeux environnementaux et sociaux. C’est en tout cas ce que partagent nos trois architectes interviewées.
Reconnaître les différences de genre et en faire un atout
Pour Gabrielle Joinau, les femmes sont « beaucoup moins dans la démonstration, et plus dans la compréhension et l’écoute ». C’est l’une des raisons pour lesquelles elle et son associée sont uniquement entourées de femmes au sein de leur cabinet. Même si elle assure que ce n’est pas une démarche volontaire, cela s’est fait pour « contrebalancer » le fait de ne travailler qu’avec des hommes explique-t-elle. Et ce, « en apportant de l’émotionnel et du psychologique ». Sans vouloir être « stigmatisante », elle constate simplement que les femmes s’accordent plus le droit d’être sensible et de l’exprimer que les hommes. Un atout dans leur relation avec les clients.
Anne Chaperon abonde dans son sens puisque selon elle, les femmes peuvent être « plus fines dans les rapports humains », ce qui permet de débloquer de nombreuses situations, en particulier sur les chantiers. « Les femmes ont des choses à apporter et ça les hommes le disent très bien. Ils disent que nous sommes plus organisées, plus méticuleuses, qu’on aborde les chantiers avec plus de rigueur, quand les hommes travaillent, eux, plus à l’instinct. »
« Au début, je voulais que le genre n’existe pas sur un chantier », poursuit-elle. « Mes premiers chantiers, j’avais les cheveux courts, j’étais en basquettes etc. Je gommais tout signe de féminité. Mais très vite, je me suis dit que ça ne servait à rien, qu’on arrive avec son genre et ses attributs féminins, qu’on soit en jean ou en jupe et talons. Je pense, qu’au contraire, il faut l’assumer. »
Au service du client plutôt qu’une notoriété personnelle
Cette qualité d’écoute s’applique concrètement dans la relation avec les clients ou les collaborateurs. Quand on leur demande quelle est leur marque de fabrique, toutes revendiquent ne pas avoir de signature figée. « Je suis très adaptable et je joue là-dessus car tous les clients ont des styles différents. Je m’adapte à leur style, à leurs envies et à leurs besoins », explique Audrey Cuvillier.
Même philosophie du côté de Gabrielle Joinau : « On a fait le choix de s’adapter au client et non pas d’avoir une « patte » qui se répète. On fait les choses sans rester dans un style particulier, puisque par ailleurs on a toutes les deux (avec Audrey, son associée, ndlr) des styles différents. Pour le recrutement des filles à l’agence, c’est pareil. On essaie de faire en sorte qu’elles aient toutes des pattes différentes. »
« Je ne pense pas avoir l’ambition de devenir un nom, ce n’est pas ce que je recherche. Ce qui me tient à cœur, c’est que chaque projet soit une aventure partagée », poursuit pour sa part Anne Chaperon. « Ce que disent mes clients, c’est que j’ai une grande capacité d’écoute et d’interaction. Je ne m’impose pas comme une créatrice, je suis quelqu’un qui va beaucoup au contact. J’aime discuter avec les artisans, les compagnons ; j’aime beaucoup créer avec eux. »
Porter une démarche écologique et responsable
Ce qui unit également nos trois architectes, c’est leur engagement pour promouvoir une démarche écologique et responsable, dans un souci de transmission. Avant d’ouvrir son cabinet à Paris, Anne Chaperon a passé près de 9 ans en Afrique de l’Ouest sur des projets d’aide au développement. « Ça m’a donné un engagement dans ma pratique », explique-t-elle.
« Je veux m’affirmer comme une professionnelle qui se pose la question de savoir comment récupérer un patrimoine qui existe, comment travailler ses qualités, les prolonger dans le temps et en prendre soin, et non pas comment tout raser », comme ce fut le cas notamment dans les années 1960 en France et au sein du mouvement moderne. « On était dans une démarche de table rase, très violente, surtout envers l’environnement. C’était un processus de la destruction et non pas de la transmission, qui a profondément imprégné les mentalités », explique-t-elle. « Ce sont des évolutions qui demandent du travail car il y a beaucoup de choses qu’on ne sait pas encore faire » ajoute-t-elle, expliquant que c’est sur ces questions et son engagement à faire bouger les choses qu’elle espère que son travail soit reconnu.
Il en va de même pour Audrey Cuvillier, qui sensibilisée à la réutilisation des matériaux aimerait se spécialiser dans le réemploi. « C’est quelque chose que j’ai très envie de développer dans mon travail, or ce n’est pas encore bien ancré dans nos mœurs. ». Et de donner l’exemple du gaspillage en termes de matériaux et de mobilier auquel elle assiste parfois de la part de grands groupes dans le tertiaire.
Sororité et transmission
Pour Gabrielle Joinau, cette notion de transmission est également présente, mais à travers d’autres enjeux. Ce qui lui importe, c’est de participer à faire reconnaître le métier d’architecte d’intérieur pour ce qu’il est. « Il y a un amalgame très rapide entre décorateur et architecte d’intérieur ; or ce dernier est un métier technique, de terrain, où il faut savoir se battre, être capable de garder une position sur un chantier, être chef d’orchestre. Ce n’est pas juste des jolies photos avant/après comme on en voit de plus en plus sur Instagram, il y a tout un déroulé entre temps, une bataille parfois. »
Au-delà de l’architecture, c’est aussi sur l’entreprenariat que Gabrielle Joinau et son associée aimeraient faire une différence, en invitant leurs collaboratrices à se lancer. « On veut pousser chaque personne à faire les choses et trouver sa place », explique-t-elle. « On essaie de le faire aussi avec les filles de l’agence. Même si on adore travailler avec l’une d’entre elles, si on voit qu’elle est faite pour monter sa propre agence, on la pousse, on lui dit « vas-y, tu as les épaules pour le faire ». »
Comme Gabrielle Joinau, Anne Chaperon souligne également qu’au-delà de la transmission du patrimoine, cette transmission de savoir lui tient particulièrement à cœur. « Ça m’intéresserait beaucoup de transmettre ce que je sais du métier à la jeune génération de femmes architectes. Je pense que les femmes ont toute leur place dans l’architecture, et si je pouvais en aider d’autres à intégrer ce milieu et leur donner les clés que j’ai pu trouver durant mon parcours, ça me plairait beaucoup. »
Être à l’écoute de ses clients, travailler main dans la main avec les artisans sur les chantiers, mais aussi faire attention à son empreinte écologique, promouvoir une rénovation intelligente du patrimoine, et une transmission du métier… Plus qu’une vision personnelle, c’est autant d’idéaux communs que partagent ces femmes architectes et qui semble donner de la force à leur démarche.