PART 1 / Celles qui transforment l’espace
Il y a en France en 2022 environ 30 % de femmes parmi les inscrits à l’Ordre des architectes ; des chiffres qui ne cessent de progresser mais qui ne reflètent pas encore la réalité. Les femmes sont bien plus présentes dans le milieu de l’architecture et de la décoration intérieure que ne le laissent penser les chiffres, mais doivent encore se battre pour gagner en visibilité face à leurs confrères. De leur entrée en architecture à aujourd’hui, petit retour historique sur la progression des femmes dans ce milieu.
L’arrivée des femmes dans le monde de l’architecture
Les femmes sont présentes depuis la fin du 19e siècle dans le milieu de l’architecture et du design. En France, ce n’est qu’à partir de 1896 qu’elles sont autorisées à entrer à la section Architecture de l’Ecole Nationale des Beaux-Arts (ENSBA), la plus prestigieuse formation. Ce sont deux Américaines, déjà diplômées et venues se perfectionner, qui vont ouvrir la voie : Julia Morgan et Laura White.
Peu à peu, dans les années 1930, commencent à émerger certains noms féminins qui parviennent à se faire une renommée nationale et internationale. C’est le cas de Charlotte Perriand, qui se fait connaître notamment grâce à sa collaboration avec Le Corbusier, et qui va devenir l’une des figures féminines incontournables du milieu. Charlotte Perriand, mais aussi Eileen Gray ou Ray Eames, vont bousculer le monde du design et y contribuer via des œuvres novatrices et désormais cultes.
Il faudra tout de même attendre les années 1980 pour que les femmes accèdent à plus de visibilité et de renommée. Emergent alors des noms tels que Odile Decq, Nasrine Seraji, ou Zaha Hadid. C’est en effet à cette époque que le processus de féminisation du milieu s’entame véritablement, avec un plus grand nombre de femmes diplômées d’école d’architecture et inscrites à l’Ordre.
Trois femmes qui ont ouvert la voie
Laura White
Laura White est la première femme à être admise en 1898 au sein de la prestigieuse section d’Architecture de l’Ecole Nationale des Beaux-Arts (ENSBA). Américaine, Laura White s’est formée au MIT (où elle fut également la première femme diplômée en science) avant de venir à Paris. White a assez peu exercé, contrainte de retourner au Kentucky pour assumer des responsabilités familiales. Elle aura cependant eu l’opportunité de produire les plans de l’église historique d’Ashland, aujourd’hui inscrite au patrimoine national.
Charlotte Perriand
Charlotte Perriand est une architecte et designeuse française qui fut parmi les plus célèbres créatrices de mobilier dans les 1950. Elle se fait connaître à l’âge de 24 ans, en exposant son Bar sous le toit au salon d’Automne de Paris, où Le Corbusier la repère. S’en suivra une collaboration pendant dix ans entre les deux architectes. De nombreuses expositions et rétrospectives ont été consacrées à Charlotte Perriand, qui est décédée en 1999.
Zaha Hadid
Zaha Hadid est une architecte irako-britannique. Elle ouvre son cabinet d’architecture en 1980 à Londres, et reçoit seulement trois ans plus tard sa première récompense. S’en suivront de nombreuses autres, dont le prestigieux prix Pritzker (équivalent du Pulitzer en architecture), faisant d’elle la femme la plus récompensée dans le milieu.
Les challenges de la féminisation du milieu
A leur entrée dans le milieu de l’architecture, les femmes accèdent généralement à la profession via leur partenaire masculin, ou sous l’influence d’un milieu familial et culturel bourgeois, favorable à l’architecture. Leur travail reste donc généralement associé à un nom masculin, ce qui rend difficile leur émancipation. Comme dans de nombreux autres domaines, elles restent dans l’ombre de leur partenaire (époux ou collaborateur) masculin.
Si au fil des décennies, les femmes ont réussi à acquérir leur légitimité, elles sont toutefois aujourd’hui encore moins visibles car elles doivent faire face à des challenges que ne connaissent pas les hommes. D’hier à aujourd’hui, les femmes sont plus contraintes que les hommes à devoir négocier entre vie privée et vie professionnelle. La maternité est un facteur qui vient retarder leurs études ou peser sur leur progression. En effet, aujourd’hui encore 43 % des femmes architectes interrogées par le CNOA s’estiment pénalisées par le fait d’avoir eu des enfants. Ils ne sont que 8 % parmi les hommes à partager ce sentiment.
18 % des femmes architectes, contre 6 % des hommes, font ainsi le choix de changer de carrière pour mieux s’occuper de leur famille. Il faut dire que la profession requiert une grande disponibilité, avec des horaires changeant, parfois en soirée, ce qui rend difficile la vie de famille.
En outre, les milieux de l’architecture, du design, et encore plus du bâtiment, sont des milieux traditionnellement très masculins. Sexisme, discrimination, harcèlement : les femmes sont nombreuses à devoir se battre contre ces stigmatisations, notamment sur les chantiers. A l’heure du cocktail, cela est encore souvent le cas : il existe un entre-soi masculin dans ce milieu, qui passe via des réseaux sportifs (clubs de voile, de golf, etc.) très peu ouverts aux femmes.
Femmes architectes : présentes mais toujours pas égales
Malgré tout, le nombre de femmes ne cesse de progresser dans le monde de l’architecture et du design. Si elles n’étaient que 7,5 % à être inscrites à l’Ordre des architectes en 1982, elles sont désormais 30,7% en 2020 (chiffres issus de l’étude Archigraphie du CNOA). Une progression qui est de plus en plus rapide, puisque ce chiffre à quasi doublé en vingt ans.
En outre, la progression est encore plus flagrante chez les moins de 34 ans qui représentaient 46,2% des effectifs de la profession en 2015. Cela fait par ailleurs de nombreuses années que les femmes représentent plus de la moitié des étudiants en écoles d’architecture.
Les femmes sont donc bel et bien dans la place, mais pour autant, elles restent sous-représentées dans le monde du travail. Elles accèdent plus souvent à des postes à moindres responsabilités, à des statuts précaires, en auto-entrepreneur ou à temps partiel. Dans une étude menée par le magazine Dezeen en 2017, ses journalistes n’ont trouvé que trois femmes PDG parmi la centaine de cabinets d’architectes étudiés. Et seules 10 % des femmes employées par ces cabinets occupaient des postes de direction… Sans surprise, cela se reflète sur les revenus. A compétences égales, une femme architecte gagne aujourd’hui encore 37 % de moins que son confrère masculin.
Même s’il reste des progrès à faire, les femmes n’ont cessé de progresser depuis leur entrée dans le monde de l’architecture et du design à la fin du 19e siècle, pour y affirmer leur légitimité et faire valoir leur vision. Aujourd’hui, les étudiantes en architecture possèdent de nombreux modèles féminins qui ont véritablement fait bouger les codes.
… la semaine prochaine, dans la seconde partie de cette série, découvrez le regard de trois femmes architectes sur ce milieu et leur travail.